29

 

  Loren Smith se lève et tend la main par-dessus son bureau à Frederick Daggat qu’on vient de faire entrer. Il la gratifie de son plus gracieux sourire électoral.

— J’espère que vous me pardonnez de vous déranger… euh… ma chère collègue.

  Loren lui serre franchement la main. Cela l’amuse toujours de voir un homme trébucher sur le titre à lui donner. On dirait qu’ils ne parviennent pas à prononcer « congresswoman ».

— Je suis ravie de ce dérangement, dit-elle en lui faisant signe de s’asseoir.

  A la grande surprise de Daggat, Loren Smith lui tend une boîte de cigares. Il en prend un.

— Voilà vraiment un plaisir. Je ne m’attendais guère… Vous permettez que je l’allume ?

— Je vous en prie, fait-elle, souriante. Je vous accorde qu’il semble un peu inattendu qu’une femme offre des cigares, mais on comprend la valeur pratique du geste quand on considère que les visites mâles l’emportent ici sur les visites féminines dans la proportion de vingt contre une au moins.

  Daggat souffle un énorme nuage de fumée bleue vers le plafond et tire sa première salve.

— Vous avez voté contre ma proposition d’aide budgétaire à l’Armée révolutionnaire africaine.

  Loren hoche affirmativement la tête. Elle ne dit rien ; elle attend que Daggat vide son sac.

— Le gouvernement blanc d’Afrique du Sud est sur le point de s’effondrer. Le pays va à sa ruine depuis plusieurs années. Le Trésor est vide. La minorité blanche continue de traiter cruellement, sans merci, la majorité des Noirs qu’elle considère comme des esclaves. Depuis dix ans, depuis que les Noirs sont au gouvernement en Rhodésie, les Afrikanders se montrent de plus en plus durs et impitoyables envers leurs ressortissants bantous. Les émeutes ont déjà fait plus de cinq mille morts. Ce bain de sang ne peut plus durer. L’A.R.A. d’Hiram Lusana constitue le seul espoir de paix. Nous devons la soutenir tant sur le plan financier que militaire.

— J’avais l’impression qu’Hiram Lusana était communiste ?

— J’ai grand peur que vous ne commettiez une erreur d’appréciation, Congresswoman Smith, dit Daggat en secouant la tête. Je reconnais que Lusana se sert de conseillers militaires du Vietnam, mais je peux vous affirmer pour ma part qu’il n’est pas et qu’il n’a jamais été un instrument du communisme international.

— Je suis ravie de l’apprendre.

  La voix de Loren est sans timbre. A son avis, Daggat est en train de l’emmener en bateau et elle est décidée à ne pas marcher.

— Hiram Lusana est un idéaliste, poursuit Daggat. Il ne tolère pas les massacres de femmes et d’enfants innocents. Il ne pardonne pas les attaques sanglantes et aveugles contre les villes et les villages, comme le font les autres mouvements d’insurgés. La guerre, il la livre uniquement aux objectifs militaires et gouvernementaux. Quant à moi, j’estime que le Congrès devrait soutenir un leader qui conduit ses affaires avec tant de vertu et de sagesse.

— Descendez de la tribune, Congressman. Vous le savez et je le sais : Hiram Lusana est un bandit fieffé. J’ai consulté son dossier au F.B.I. On a l’impression de lire la biographie d’un tueur de la Mafia. Lusana a passé la moitié de son existence en prison, et pour toutes les variétés de crimes, depuis le viol jusqu’au vol à main armée, sans parler de refus du service militaire, ni d’un certain complot en vue de faire sauter le siège du gouvernement de l’Alabama. Après l’attaque victorieuse et extraordinairement lucrative d’une voiture de convoyeurs de fonds, il s’est lancé dans le trafic de la drogue où il a fait fortune. C’est alors qu’il a quitté le pays pour échapper au fisc. Je pense que vous conviendrez qu’il n’offre pas précisément l’image idéale du héros américain.

— Il n’a jamais été accusé officiellement d’avoir attaqué cette voiture blindée.

— Okay, nous lui accorderons le bénéfice du doute en cette affaire, dit Loren en haussant les épaules. Mais le reste de sa carrière criminelle le qualifie mal pour mener une sainte croisade en vue de libérer les masses opprimées.

— Le passé est le passé, insiste Daggat. Quel qu’il soit, Lusana n’en reste pas moins notre seul espoir d’établir un gouvernement stable lorsque les Noirs se seront emparés du parlement d’Afrique du Sud. Vous ne nierez pas qu’il est de l’intérêt des Américains d’en faire notre ami.

— Pourquoi prendre parti ?

  Daggat lève brusquement les sourcils.

— Dois-je discerner ici une tendance à l’isolationnisme ?

— Voyez donc ce que cela nous a valu en Rhodésie, poursuit Loren. Quelques mois après la mise en œuvre du plan si futé de notre ancien ministre des Affaires étrangères, plan qui allait transférer le pouvoir de la minorité blanche à la majorité noire, la guerre civile a éclaté entre les groupuscules extrémistes et elle a retardé de dix ans l’avancement du pays. Pouvez-vous affirmer que nous ne reverrons pas cela lorsque l’Afrique du Sud s’inclinera devant l’inévitable ?

  Se trouver réduit au silence par une femme, quelle qu’elle soit, déplaît horriblement à Daggat. Il se lève de son fauteuil et se penche au-dessus du bureau de Loren.

— Si vous n’accordez pas votre appui à ma proposition et au projet de loi que j’ai l’intention de présenter devant la Chambre, alors, chère Congresswoman Smith, j’ai bien peur que vous ne prépariez pour votre avenir politique une tombe si vaste et si profonde que vous n’en puissiez sortir à temps pour les prochaines élections.

  A la grande stupéfaction du Noir, Loren éclate de rire. Daggat est furieux.

— Doux Jésus ! s’écrie-t-elle, c’est le plus beau ! S’agit-il vraiment d’une menace ?

— Abstenez-vous de prendre parti en faveur du nationalisme africain et je vous promets que pas un Noir de votre circonscription ne votera pour vous.

— Je n’en crois pas un mot.

— Vous avez tort, car si nous ne nous dressons pas fermement derrière Hiram Lusana et l’Armée révolutionnaire africaine, vous verrez aussi éclater dans le pays des émeutes comme vous n’en avez encore jamais vues.

— D’où tenez-vous vos renseignements ? interroge Loren.

— Je suis Noir et je suis au courant.

— Et vous avez de la merde dans les yeux, Congressman, dit Loren. Imaginez-vous que j’ai parlé avec des centaines et des centaines de Noirs de ma circonscription ; ils ne sont pas différents des autres Américains. Chacun s’inquiète des impôts trop lourds, de la cherté des prix de l’épicerie et du rationnement de l’énergie, exactement comme les Blancs, les Orientaux, les Indiens et les Chicanos (Américains d’origine mexicaine). Vous vous faites des illusions, Daggat, si vous croyez que nos Noirs se préoccupent le moins du monde de la manière dont les Noirs africains démolissent leur propre pays. Ils s’en moquent, et pour l’excellente raison que de leur côté les Africains se foutent pas mal d’eux.

— Vous faites une grave erreur.

— Non, c’est vous qui faites erreur, coupe Loren. Vous provoquez l’agitation alors qu’elle est parfaitement inutile. La race noire bénéficiera de l’égalité des chances grâce à l’instruction, comme tout le monde. Les Nisei (Américains d’origine japonaise) l’ont trouvée après la Deuxième Guerre mondiale. Lorsqu’ils sont revenus des camps d’internement, ils ont travaillé dans les champs de Californie afin d’envoyer leurs garçons et leurs filles à l’Université, où ils sont devenus des hommes de loi ou des médecins. Ce sont maintenant des gens arrivés. Aujourd’hui vient le tour des Noirs. Et ils y arriveront, à la condition qu’ils n’en soient pas empêchés par des hommes comme vous, qui ne manquent pas une occasion de semer la pagaille. Et maintenant, je vous serais reconnaissante de foutre le camp de mon bureau.

  Daggat la fixe. Le visage figé par la fureur. Puis un rictus se forme sur ses lèvres. Il tend son cigare à bout de bras et le laisse tomber sur le tapis. Ensuite, il sort en claquant la porte.

 

— Tu as l’air d’un gosse à qui on vient de voler sa bicyclette, dit Felicia Collins.

  Elle est assise dans la limousine de Daggat et elle se lime les ongles. Daggat se glisse à côté d’elle et fait signe au chauffeur de rouler. Il regarde dans le vide, le visage crispé.

  Felicia remet la lime dans son sac à main et elle attend, le regard inquiet. Au bout d’un moment, elle rompt le silence.

— Si je comprends bien, Loren Smith t’a envoyé promener.

— Cette garce blanche et sa grande gueule ! crache-t-il. Elle a l’air de croire qu’elle peut me traiter comme un négro, un étalon de plantation, comme avant la guerre civile.

— Qu’est-ce que tu dis là ? s’exclame Felicia, surprise. Je connais Loren Smith. Elle n’a pas une goutte de sang raciste.

— Tu la connais ? fait Daggat.

— Loren et moi avons fait nos études ensemble. Nous nous revoyons de temps en temps.

  Soudain, le visage de Felicia se durcit.

— Il y a quelque chose qui te turlupine, Frederick. De quoi s’agit-il ?

— Il est indispensable que j’aie le soutien de Loren Smith si je veux réussir à faire accepter par le Congrès mon projet de loi d’aide militaire et financière à l’A.R.A.

— Veux-tu que je parle à Loren ? Que j’essaie de l’influencer en faveur d’Hiram ?

— Oui, et bien plus encore.

— Plus encore ? demande-t-elle.

— Je veux avoir une arme contre elle. Quelque chose qui puisse la forcer à adopter notre façon de voir.

  Felicia le fixe, pétrifiée.

— Faire chanter Loren ? Tu n’y penses pas. Je ne peux pas faire une chose pareille à une amie. Pas question.

— Le choix est clair : une ancienne amitié de jeunes filles ou la libération de millions de nos frères et sœurs, esclaves d’un gouvernement tyrannique.

— Et si je ne déniche aucun scandale ! demande Felicia cherchant une échappatoire. Tout le monde sait que la vie politique de Loren Smith est au-dessus de tout soupçon.

— Personne n’est absolument parfait.

— Je ne vois pas ce que je pourrais bien faire.

— Loren Smith est une jolie fille et célibataire. Elle doit bien avoir une vie amoureuse.

— Et après ? Toutes les femmes célibataires ont leur part d’aventures. Et tant qu’elle n’a pas de mari, on ne peut pas lui fabriquer une histoire d’adultère et en faire un scandale.

— Tu as mis le doigt dessus. C’est exactement ce que nous allons faire… lui fabriquer un beau scandale.

— Loren ne mérite pas ça.

— Si elle accorde son soutien à notre cause, elle n’aura pas à craindre que ses secrets soient révélés en public.

  Felicia se mord les lèvres.

— Non, je ne poignarderai pas une amie dans le dos. D’autre part, Hiram ne nous pardonnerait pas une telle indignité.

  Daggat ne se laisse pas convaincre.

— Vraiment ? Tu as peut-être couché avec le sauveur de l’Afrique, mais je doute que tu aies jamais cherché à savoir quel homme il est réellement. Examine donc un jour son passé. Auprès d’Hiram Lusana, Al Capone et Jesse James sont des demoiselles de pensionnat. On me le jette à la face chaque fois que je parle en sa faveur…  D’autre part, n’oublies-tu pas qu’il t’a littéralement livrée à moi ?

— Non, je ne l’ai pas oublié.

  Felicia détourne la tête. Daggat lui prend la main.

— Ne t’en fais pas, dit-il en souriant. Il ne se passera rien qui puisse faire vraiment mal à ton amie.

  Elle élève la main de Daggat jusqu’à ses lèvres, mais elle ne croit pas un mot de ce qu’il vient de dire, pas l’ombre d’un mot.

 

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